2ème extrait si le 1er vous a plu...

Publié le par A-no-name

Des rues et des hommes
1. Le Nomade imaginaire

ON LES APPELLE LES SDF...(p 13)

On les appelle les SDF. On les a appelés les clochards, naguère les marginaux, jadis les vagabonds, mendigots ou ribauds... Ils ont une place à part dans la foule des nouveaux pauvres ; ils y seraient les grands exclus, les grands cassés, voire les âmes cassées, ces figures archaïques, fantômes naufragés ou ataraxisés ou voyageurs du vide... Nul ne peut s’empêcher de les stigmatiser, quelle que soit sa bonne volonté pour nommer ces anomiques, ces routards sans la route, ces zonards du coin de la rue, ces «ruetards » — pourquoi pas ? —, ces errants sans foyer ni loi, et tout ça sans réagir à tel livre qui les traite savamment de «déchets », de ravagés, de fous d’alcool, etc. J’en oublie et j’en passe avant de m’énerver.

Cette énumération ne se veut pas critique. Il y a des enjeux à ce même exercice que répètent la plupart des textes parlant « d’eux ». Trouver le nom le plus adéquat serait un gage de rigueur pour ceux qui manipulent méthodiquement certains concepts. Le débat se poursuit, démontrant qu’il est difficile de nommer ces personnes qui n’ont pas demandé à l’être, jusqu’à présent. Les appellations négatives — sans-abri ou sans domicile... — semblent les moins stigmatisantes. Pourvu qu’elles ne virent pas à l’euphémisme distancié qui n’en pense pas moins, à la manière dont on renomme la femme de ménage « technicienne de surface », tout en continuant de penser qu’elles ne sont que des bonniches...Or, ce genre d’euphémisme peut devenir pervers dans le jeu des médias, lesquels, tendanciellement, ont imposé depuis trente ans l’appellation plus clean de SDF. Le journaliste qui a titré «Le clochard Untel se plaint d’être envahi des SDF » n’a fait que son métier : il a décrit un fait enjouant sur deux mots qui se marchent encore sur les pieds, mais ce que l’opinion en a conclu sur ces exclus qui s’entr’excluent, c’est la glorieuse incertitude du sport journalistique...

La notion négative de SDF est aussi insatisfaisante que d’aller dire d’une personne qu’elle serait une «non-chose», mais tout essai de nom affirmatif ou positif reflétera plus celui qui nomme que la personne qu’il prétend nommer.

Le plus étrange dans cette affaire, c’est qu’on s’inquiète si peu de savoir comment ces personnes se nomment entre elles, et, surtout, pour tenter de comprendre, de savoir comment ils nous nomment, nous, les «non sans domicile », NSD ou «ADF» (avec domicile fixe et domicile fiscal). La logique serait qu’ils nous appellent les « demeurés », nous qui vivons dans nos demeures sans jamais sauter le pas d’habiter de l’autre côté de nos façades. Mais ce jeu de mot n’est pas de mise dans la rue. Les hommes qui y vivent n’ont pas de noms tout faits pour se donner comme communauté (qu’ils ne sont pas), ni comme «milieu » ou autre. Ils sont les hommes, tout simplement, chaque homme de la rue jouant sur des nuances très singulières pour distinguer les hommes de ces autres humains qui le regardent de leur haut, comme si, dans leurs bureaux ils n’étaient pas assis aussi sur leur derrière, comme l’est tout un chacun sur le trottoir du coin.
 
Tous ces mots sont porteurs de sens et de contresens. Le plus souvent je parle «des personnes qui vivent à la rue », mais l’expression est lourde. Je défends dans ce livre une approche pour laquelle j’aurais aimé trouver un nom aussi évocateur que «les gens du voyage» pour désigner les Roms. Dire «les gens de la rue» n’a pas acquis, jusqu’à présent, la même charge poétique.

Tout en parlant aussi de SDF ou de clochards, histoire de me faire comprendre d’une société qui use de ce langage chargé d’histoires, je ne propose pas l’expression « l’homme de la rue» à laquelle j’ai souvent recours comme « la » solution. Cette appellation m’est venue après m’être soucié longtemps de ces personnes. Elle est un gage d’une démarche ouverte. Il se peut, après tout, que ces hommes ou ces femmes de la rue n’aient pas encore de nom, sinon celui vers lequel ils voyagent encore, parce que l’anonymat serait chez eux une valeur sacrée : elle leur interdirait de se définir autrement que par leur territoire secret, terrible et nourricier, porteur du rêve et du cauchemar, la « Rue », mais de la même façon que certaines religions interdisent de prononcer le Nom de D.
 
Cette catégorie particulière de sans-abri acquiert sa spécificité au regard unanime des travailleurs sociaux : ils sont ceux qui refusent le plus généralement l’hébergement d’urgence et toute offre d’insertion. Il faut bien supposer des positivités derrière cette réaction négative persistante. Elles s’incarnent dans trois figures d’hommes de la rue.
 
LES TROIS FIGURES DE LA RUE
À partir de ce que j’ai entendu des maraudeurs pédestres de l’association Emmaüs, à partir des maraudes que j’ai faites avec eux, à partir de ce que j’ai observé lors des grands froids en divers endroits de Paris, j’ai constaté comme beaucoup d’autres que cette population n’était pas homogène. Je ne parle pas ici de la nature hétéroclite des sans-abri en général, mais du fait que les SDF «installés» dans l’espace public malgré toute aide qu’on leur propose se divisent en trois groupes très inégaux dont les destins ne peuvent que diverger. Tous liés à la rue comme territoire de survie, l’un la vit comme son agora, l’autre comme son calvaire et la plupart comme une aire d’étape d’un nomadisme imaginaire. Il y a le philosophe, le suicidaire et le «voyageur », ne serait-ce que dans sa tête. Ce dernier, très majoritaire, piétine à la recherche d’une véritable issue, ni mortelle ni cynique.

À la rue on rencontre nombre d’hommes et de femmes que l’on ne peut aider qu’en les adressant aux médecins pour une intervention d’urgence et/ou un traitement de longue durée. Ils paraissent rechercher leur mort, de manière plus ou moins rapide ; nul ne peut les aider sans qu’ils soient médicalisés. Les diagnostics de Patrick Declerck dans Les Naufragés (un livre nécessaire sur lequel je vais revenir) montrent que dans bien des cas les travailleurs sociaux doivent passer la main au médecin hospitalier ou au psychologue praticien. Declerck dit l’essentiel sur cette souffrance des psychotiques. J’avoue ne pas avoir les compétences ni l’expérience pour ajouter une seule idée sur cette terrible réalité. Mais ces psychotiques ne sont qu’une partie, difficile à chiffrer, des hommes de la rue. Cette partie est symptomatique mais elle ne peut les résumer.

Si tous ont entendu qu’une espèce de verdict de mort sociale aurait été lancé contre eux comme une fatwa, tous n’y répondront pas en se faisant bourreaux d’eux-mêmes. Oui, il y a aujourd’hui des personnes exclues qui, plus ou moins lentement, se suicident dans la rue, à portée des passants qui les croisent et passent... Mais il y en a des milliers d’autres qui vivent à la rue en refusant de se suicider. Si fascinés qu’ils soient par le parcours des suicidés, ils se refusent obstinément à les rejoindre.

Ils disposent heureusement d’un tout autre repère dans les figures de la rue les rares Diogène. Mais si Diogène existe. Ce n’est pas qu’un fantôme confiné dans l’Antiquité. Ce genre de philosophe «naturel», très critique sur toute société, vous invite, par exemple, aux «Conférences du Pont» sous certains ponts que je tairai par respect pour son ermitage.
 
 
LE POINT DE « NON-RETOUR» (p 17)
 
«On ne se retrouve jamais à la rue par hasard. Il y a toujours une très longue histoire avant, qui remonte jusqu’à l’enfance. Pour raccourcir exagérément, disons qu’un jour la pression sur tes épaules atteint le point de rupture. Et... TU... TE... CASSES
Ce jour-là, ce qui subsiste de ton entourage, inquiet ou soulagé de ne plus te voir, se demande ce que tu peux bien devenir. Toi, tu marches. Sans but. Libre. Immensément libre. Le poids qui t’écrasait a disparu d’un coup. Ça bouillonne dans ta tête. Tu sais que tu ne reviendras pas en arrière. Chaque pas t’éloigne de ton passé, tu abandonnes de pleins cartons de souvenirs à chaque coin de rues. Tu n’as aucune idée de ce que tu vas devenir et cela te fait rire. Pendant quelques heures, parce qu’ensuite, c’est de moins en moins drôle. » Parmi les témoignages de la rue, accueillons celui-ci ; tout le monde a pu le lire, virtuellement du moins. Il est affiché sur le Net depuis l’année 2000 par un soussigné « jy1es ». Il est sensible et authentique.
Jean-Yves existe ; je l’ai rencontré. C’est le journal intime de ses années de galère qu’il a mis sur la Toile. Quand je l’ai rencontré, cette galère était de retour : l’ordinateur avec lequel il a soudé ses expériences était au fond d’une benne à ordure et personne ne répondait plus sur son site « dés-e-mailisé ». Jean-Yves se retrouvait exclu, même du « web exclusion » qu’il avait pu construire.
Précisons-le d’emblée : il ne s’agit en aucun cas d’idéaliser le parcours de l’homme de la rue, ni de l’instant où il s’y jette «à corps perdu ». Interrogé sur cet instant furtif de liberté dont parle son journal, Jean-Yves me fait la moue. Il a envie, maintenant, de contester ce ressenti dont il nota «l’immensité» : «ce ne fut pas un choix très libre... » Mais duquel de nos «choix », peut-on dire qu’il est libre ? Sans ouvrir de débat métaphysique, j’affirmerai ceci pour beaucoup d’hommes de la rue. Ce qui est dit par Jyles recouvre l’expérience d’une véritable décision, aussi contrainte ait-elle été par deux séries de circonstances qui sont entrées en collision. Cette décision est prise sous contrainte de l’extérieur (social et relationnel) comme de l’intérieur (psychique, domiciliaire et corporel) du décideur, mais il y a bien eu une sorte de décision, prise « quelque part », de partir pour changer de peau. Il y a ce désir d’un ailleurs où l’on mue, pour changer les rapports de l’intérieur et de l’extérieur, ces deux complices du malheur, en changeant complètement de surface d’inscription dans l’espace-temps social...
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