Des rues et des hommes, extrait du livre

Publié le par A-no-name

LES TROIS JOURS « INITIATIQUES » (p 14)
 
Je reprendrai encore le témoignage de Jean-Yves, adressé à la Toile et ses nomades virtuels. Il concentre neuf ans dans les centres d’hébergement, de Nice à la Bretagne et du Nord à Paris, et huit ans de contestation des communautés d’Emmaüs... C’est du «pas vu à la télé », comme il le dit. C’est un manuel de savoir survivre. Ce manuel de Jyles se veut un guide de l’homme à la rue qui débarque en triste touriste et doit suivre une initiation. On s’attend aux « étoiles » pour classer les hôtels sociaux... Mais qu’attend le Routard pour le sponsoriser?! Internautes, lisez Jyles ! Sur le vin, sur le temps, sur les asiles de nuit, sur les amours d’un jour qui finissent mal, en général, sur le rêve éveillé et le troublant fiasco des travailleurs sociaux il a presque tout dit :
«Un pro de la chose (l’abbé Pierre) prétend qu’il suffit de trois jours pour devenir un SDF convaincant. Quel que soit ton point de départ : cadre sup. overbooké, smicard surexploité ou chômeur avéré, marié/deux enfants ou célibataire notoire.., trois jours seulement pour faire de toi un honnête SDF. Pourquoi hésiter plus longtemps ?
Trois jours sans manger autre chose que des sandwichs plus ou moins SNCF. Trois jours à craindre le sommeil et t’éveiller la peur au ventre au moindre bruit. Trois jours pour découvrir que les petits matins sont frais, même en été. Trois jours sans te laver ni changer de linge. Trois jours à marcher pendant des heures. Trois jours à subir ton incapacité à aligner deux idées cohérentes. Trois jours pour que les autres détournent le regard en te croisant... Avec une obsession : manger et dormir. Manger, dormir, manger, dormir, manger, dormir.
Se retrouver a la rue sans un sou est une agression d une violence extrême. De quoi basculer dans la folie ou se tourner vers la violence. (...)
Supposons que tu survives plus de trois jours. Tous les bons tortionnaires le savent : sous-alimentation, manque de sommeil et isolement sont les bases de toute torture et de tout lavage de cerveau de bonne facture... Tout cela fait qu’en quelques jours ton corps et ton esprit hurlent le manque. Tu as eu une vie avant, tu en auras une autre après. Peut-être. Tout le reste est poésie. La solitude des premiers jours est effrayante. (...)
Des deux préoccupations qui t’obsèdent, manger et dormir, la question de la nourriture est la plus facile à résoudre. Les premiers temps, il suffit de faire la tournée des places de marché... La société de consommation étant ce qu’elle est, il y a d’excellents déchets. Pas d’hésitation à avoir, tu ne seras pas seul à fouiller les détritus. Et n’oublie pas les pommes ! Aucune allusion politique, mais une contrainte physiologique : il faut manger des aliments riches en fibres si tu ne veux pas chopper la courante. Parce que la diarrhée, quand on est à la rue, c’est un sacré problème... Les fruits et légumes, ça cale l’estomac mais ça ne protège pas du froid. Il te faut des protéines et des lipides... Dirige-toi vers les quartiers où se concentrent les restaurants. Il suffit alors d’attendre l’heure de fermeture pour faire les poubelles, et le tour est joué... Certes, il existe un réseau de distribution de casse-croûte aux indigents, mais pour y avoir accès il faut au préalable admettre que tu es indigent...
Reste le logement. La sagesse populaire installe le clochard sous les ponts. Laisse tomber. La sagesse populaire est une belle salope. La nuit, sous les ponts, on ne rencontre que des individus plus ou moins dangereux qu’il convient d’éviter si tu accordes quelque valeur à ton intégrité physique et morale. De toute façon, tu ne te considères pas comme clochard. Pas encore. Tu es momentanément dans la gêne. Même si pour tous ceux que tu croises le colis est déjà emballé et étiqueté... Tu te crois capable de te débrouiller pour trouver un coin tranquille pour dormir. Cela te passera mais seule l’expérience te convaincra. Là aussi, il s’agit d’un rite initiatique. Tu constates vite que les endroits discrets auxquels tu penses sont tous sur le trajet des patrouilles de flics et qu’ils contrôlent systématiquement les petits
nouveaux. Ils ont une technique très au point pour te résciller sans prendre de risque et seuls les plus téméraires te fileront des coups de rangers dans les côtes. N’espère pas être embarqué pour finir la nuit dans la chaleur du poste de police : dès qu’ils constateront qu’ils ont affaire à une cloche qui n’est pas recherchée, ils te laisseront te rendormir. Jusqu’à la prochaine patrouille. Pour les éviter, pas d’autre solution que d’abandonner le domaine public pour investir le secteur privé : parking, hall d’entrée, immeuble en construction... tout est envisageable. Mais reste dans le centre ville : les quartiers pavillonnaires sont pleins de chiens dangereux... . . .
La difficulté consiste à trouver une place qui ne soit pas déjà occupée. C’est que, vois-tu, il y a plusieurs dizaines de milliers de SDF qui se partagent les bons coins... Si tu parviens à trouver un endroit peinard, ne t’avise pas de le saloper en pissant partout comme un chien marquant son territoire...
En attendant d’être fin prêt à entrer en asile de nuit, essaie le carton. On en trouve facilement et cela fait vraiment une différence comme matelas, comme coupe-vent et pour se croire dissimulé. Pour lutter contre le froid, ramasse un vieux journal et glisse-le sous ton blouson. C’est un peu bruyant, tant que le papier n’est pas imprégné de crasse, mais c’est très efficace.
A propos de température, peut-être as-tu remarqué que les clochards empilent souvent les pulls sous plusieurs manteaux, même au plus fort de l’été. Outre le fait que c’est la façon la moins fatigante de transporter ses affaires, c’est surtout que la sous-alimentation et la fatigue provoquent une sensation de froid permanente. Un état de manque si tu préfères. Tu seras surpris du temps qu’il te faudra pour arrêter de trembler, même en plein mois d’août. Le froid n’est pourtant pas le plus grand ennemi du SDF, contrairement à ce que la mobilisation hivernale des médias pourrait laisser penser.
Dans la rue, il n’est pire ennemi que la pluie. Finis les mégots ramassés aux arrêts de bus. Terminé le carton. Oubliée la douceur des vêtements, certes puants mais secs... Pour couronner le tout, l’humidité démultiplie les déperditions de chaleur... Et n’espère pas taper les passants d’une pièce sous la pluie... Ce n’est pas le froid qui remplit les asiles de nuit, c’est la pluie. Quelle que soit la saison, et n’en déplaise à ceux qui ferment les abris neuf mois sur douze.
C’est ainsi qu’après être passé plusieurs fois devant les bureaux d’inscription, tu finiras par sauter le pas, trempé comme une soupe. Toute honte ravalée... Ton ego s’en remettra peut-être un jour, mais c’est pas gagné d’avance... [Ce qui se passe à l’asile de nuit est un autre volet de ce « manuel » virtuel]. Ici, tu retiendras surtout que tu viens de passer brillamment ton diplôme de fin d’études. Une fois accepté le fait que ton statut de SDF masque une réalité de clochard, tu seras en mesure de te débrouiller pour survivre dans la rue...
Il est temps de songer à ton insertion professionnelle. L’alcool est ton parcours. Dans la rue comme ailleurs, il existe un ensemble de comportements destinés à affirmer l’appartenance au groupe. Le litre de rouge mis en commun y fait office de salon de thé, le mégot partagé tient lieu de petits fours. C’est l’endroit où l’on se reconnaît et où l’on communique, activités sociales hautement recommandées par ailleurs. Faut-il les reprocher aux SDF ? La rue ne fait que retranscrire dans son langage l’ensemble des pratiques à la base de toute société. En comprendre les règles et la morale demande beaucoup de temps et de lucidité... C’est là que le bât blesse. Le temps de la rue n’a rien de commun avec l’autre, le normal. Vivre au jour le jour suppose l’absence de lendemain où demain n’est pas le futur mais l’heure qui suit...
Quant à la lucidité, elle est fortement tributaire de la quantité d’alcool absorbée. S’il est facile aux braves gens de reprocher aux SDF leur abus de vin de divers pays de la communauté européenne, il est plus rare que ces bonnes âmes comprennent que c’est aussi une condition de la survie... Pas question de nier les dégâts qu’il entraîne en cas d’abus, mais il est impossible d’en taire l’utilité. Essayez donc de passer une nuit dehors sans avoir mangé auparavant. Avant longtemps, tu seras frigorifié, secoué de tremblements incoercibles, obsédé par l’idée d’avaler quelque chose. Un morceau de pain?
Moins facile à transporter qu’un kil de rouquin [= un litre de vin rouge]. Et ça ne procure aucune sensation de chaleur. Le coup de rouge réchauffe le coeur. Illusion physiologique peut-être, mais salue taire réalité immédiate. Avant la fin de la nuit, tu seras suffisamment embrumé pour oublier tous les malheurs du monde, voire les tiens. Rien que pour ça, l’alcool est irremplaçable... Quant à la drogue, elle est rare dans l’exclusion. Beaucoup trop chère, mon fils... Notre société étant ce qu’elle est, même le clodo doit avoir du pognon...
Heureusement pour toi, Michel Rocard a inventé… le RMI... Il suffit ainsi [mais bonjour la galère de démarches à n’en plus finir, expliquera Jyles ensuite...] de te faire connaître en tant que SDF pour te voir attribuer une rente mensuelle de 380€. Le Français moyen est persuadé qu’une telle somme ne permet pas de vivre décemment. Le SDF nouveau aussi. Et pourtant... Qu’est-ce que tu as à payer ? Tu manges gratos. Le Secours populaire ou catho te filent des fringues régulièrement, les Boutiques solidarité te permettent de te laver, linge compris, pour pas un rond, café offert en sus. Jusqu’au tabac que tu mégotes par terre... Et si le temps se gâte, tu n’as qu’à faire un tour jusqu à l’asile du coin... »

Humour compris (car il a la dure expérience des jours de « saint Rémy », à la remise du RMI, lequel permet à peine de tenir la bouche hors de l’eau), nous sommes plongés ainsi dans le quotidien de la rue tel que Jean-Yves l’a vécu, lui qui n’a que 40 ans. Pour ses vieux compagnons qui essuient leur manche au goulot, il témoigne de leurs galères et de leurs valeurs éphémères, celles de la grande Cassure. Fierté de celui qui s’est retrouvé à la rue mais ne veut pas être clodo, abonné à l’asile de nuit, est soulignée, puis ravalée. Ce ravalement, nous le savons, n’est pas le cas de tous et peut se payer ; c’est tout notre problème. L’ego risque de s’y « casser ».
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